De la nécessité de comprendre le monde
Par Guy Millière, les 4 vérités Hebdo
L’un des problèmes majeurs de la société française, peut-être le problème majeur, est l’inaptitude de ceux censés constituer ses élites à comprendre le monde tel qu’il devient. Dans nombre d’autres pays du monde, et en particulier dans ceux qui parlent anglais, on comprend que la mondialisation accélérée dans laquelle nous sommes est un fait et que ce fait doit être expliqué par les intellectuels et pris en compte par les hommes politiques.
Dans d’autres pays que la France, cette compréhension a des difficultés à pénétrer. Mais à peu près nulle part, en dehors de la France, cette compréhension ne se heurte à autant d’obstacles.
Quiconque se rend dans une librairie à Paris ou en province aura tôt fait de voir qu’au rayon concerné, on trouve essentiellement des livres « altermondialistes » où de doctes « experts » expliquent qu’« un autre monde » est possible, que la « richesse doit être partagée », que le « capitalisme est injuste », qu’il faut un « modèle différent ». Ils dénoncent un étrange dogme dont moi, intellectuel libéral, j’ignorais l’existence : le « néolibéralisme », appelé aussi quelquefois « ultra-libéralisme ».
Certains livres parlent d’internet, de la micro-informatique, de la finance, mais ils sont placés dans des rubriques très spécialisées, comme si ce dont ils traitent devait éviter de rappeler aux « experts » susdits ce qui se passe dans une réalité avec laquelle, en élaborant leurs élucubrations absconses, ils semblent avoir perdu tout contact. Celui qui veut en savoir davantage est très vite conduit vers un choix restreint avec d’un côté le remarquable livre de Charles Gave (« C’est une révolte ? Non Sire, c’est une révolution ») et d’un autre côté l’ouvrage bien moins pertinent de Daniel Cohen (« Trois leçons sur la société post-industrielle ») : aucune approche d’ensemble, aucun best seller, aucun ouvrage de vulgarisation.
Je ne voudrais pas en déduire que le monde vu de France est le monde selon José Bové, mais je suis obligé, de plus en plus souvent, de le penser. Le travail intellectuel en ce domaine n’étant (à l’exception de Gave) pas fait, les discours des candidats à la plus haute fonction de l’État sont à l’avenant. À gauche, on est « à gauche » selon la formule consacrée, on promet de réintroduire du « politique » dans « l’économie » de façon à ne pas laisser « tous les pouvoirs aux forces de l’argent ». À droite, on prétend être plus rationnel, et on l’est quelquefois, mais on finit par faire des promesses étrangement parallèles.
Nicolas Sarkozy est le seul homme politique dans la bouche de qui j’ai entendu des propos sensés sur le sujet. Je regrette que les propositions qui accompagnaient ces propos aient semblé, elles, très en retrait. Je pense que proposer davantage dans le contexte de cécité qui est celui de la France aurait été suicidaire.
C’est parce que je ne puis me résoudre à cette cécité que j’ai décidé de consacrer mon prochain livre (« La septième dimension ») à la grande mutation du monde, car, c’est un fait, cette mutation se fera, elle est déjà largement en marche, et le risque actuel est qu’elle se fasse sans la France, voire (le pire n’est jamais sûr, je sais) sans l’Europe.
Déchiffrer cette mutation n’est pas simple et implique de se défaire de nombres d’anciennes façons de penser. Ce qui change est non seulement la façon de produire, de vendre, de créer, d’échanger, de communiquer, ce sont aussi les rapports au travail, à l’économie, à l’entreprise, à la culture, les relations des êtres humains entre eux, les définitions et le statut de la matière, du vivant, des technologies. Il existe sur la planète les lieux où tout cela est acquis et où l’on pense déjà aux prochains horizons.
Il existe les lieux où tout cela est en voie d’acquisition. Il existe des lieux d’hostilité radicale où tout cela est refusé, rejeté de manière absolue. Et puis il existe les lieux comme la France où prédominent surtout la peur, l’incompréhension, un mélange de refus de voir et de certitudes anciennes trop ancrées et qui font obstacle. J’entends donner des moyens de surmonter la peur et d’ouvrir les yeux. J’entends dire que le choix est simple : ou bien nous regarderons l’avenir en face, ou bien l’avenir nous oubliera comme s’oublient les civilisations mortes dans la stérilité.