La voix des victimes

Publié le par drzz

J'invite tous les amis de la liberté à aller faire, une fois, le voyage en Pologne, près de Cracovie, pour voir ce lieu d'ignominie. Mon voyage en mars 2004 m'a marqué à vie.
Voici un texte poignant, écrit par Zalmen Gradowski, victime juive enfermée dans le camp de la mort d'Auschwitz-Birkenau, en tant que Sonderkommando, c'est-à-dire membre du groupe de détenus chargé de nettoyer les cadavres des chambres à gaz et les incinérer. Cet homme, qui est mort en 1944, a écrit un texte relatant l'horreur d'Auschwitz-Birkenau. Affamé, témoin impuissant du plus grand crime de l'histoire, ce détenu a couché sur le papier ce qu'il a vu en enfer. Puis il a caché son manuscrit dans une gamelle et a enterré cette dernière près des fours crématoires, fours que les nazis ont finalement détruits. Quelques mois plus tard, les troupes russes, libérant le camp, ont découvert, parmi les ruines, ces mots tremblants d'un héros dont le corps étouffait derrière les barbelés, mais dont l'âme, et le coeur, ont défié la barbarie et traversé les âges. Un chant de liberté qui vous tire les larmes. 

 

 Cher lecteur, j’écris ces mots aux heures de mon plus grand désespoir, je ne sais ni ne crois que je pourrai jamais relire ces lignes, après la «tempête». Qui sait si j’aurai le bonheur de pouvoir un jour révéler au monde ce profond secret que je porte en mon cœur ? Qui sait si je pourrai jamais revoir un homme «libre», si je pourrai lui parler ? Il se peut que ceci, ces lignes que j’écris soient les seuls témoins de ma vie d’autrefois. Mais je serai heureux si mes écrits te parviennent, libre citoyen du monde. Une étincelle de mon feu intérieur se propagera peut-être en toi, et tu accompliras dans ta vie au moins une partie de notre volonté, tu tireras vengeance, vengeance des assassins !

 Cher découvreur de ces écrits !

 

 

      J’ai une prière à te faire, c’est en vérité mon essentielle raison d’écrire, que ma vie condamnée à mort trouve au moins un sens. Que mes jours infernaux, que mon lendemain sans issue atteignent leur but dans l’avenir.

Je ne te rapporte qu’une partie infime, un minimum de ce qui s’est passé dans cet enfer d’Auschwitz-Birkenau. Tu pourras te faire une image de ce que fut la réalité. J’ai écrit beaucoup d’autres choses. Je pense que vous en trouverez sûrement les traces, et à partir de tout cela vous pourrez vous représenter comment ont été assassinés les enfants de notre peuple.

A présent je t’adresse, cher découvreur et éditeur de ces écrits, un vœu personnel : je te prie de te renseigner à l’adresse indiquée pour savoir qui je suis ! Tu demanderas à mes proches la photo de ma famille, ainsi que ma photo avec ma femme. Et tu joindras nos portraits à ce livre, à ta guise. Je veux ainsi perpétuer leurs chers noms bien-aimés, eux à qui je ne puis offrir à présent même une larme ! Car je vis dans l’enfer de la mort, et ne puis estimer comme il convient l’ampleur de ma perte. Et je suis moi-même condamné à mort. Un mort peut-il pleurer un mort ? Mais toi, étranger, «libre» citoyen du monde, je te prie de verser un pleur pour eux lorsque tu auras leurs portraits sous les yeux. Je leur dédie à tous mes écrits – ceci est ma larme, ma plainte sur ma famille et sur tout mon peuple. (…)

Un ciel bleu profond, paré de brillantes étoiles scintillantes, embrasait le monde entier. Sereine, insouciante, contente, la lune était sortie faire sa ronde majestueuse pour visiter son royaume, le monde de la nuit. Et elle avait ouvert ses sources pour abreuver les hommes d’amour, de bonheur et de joie à profusion.

Cette nuit-là des hommes vivaient encore en paix, des hommes sans barreaux ni barbelés, des hommes que la botte du pirate n’avait pas encore écrasés, et leur œil n’avait pas encore vu la face du barbare, ils étaient assis en toute quiétude dans leurs foyers, à admirer dans l’ombre et l’intimité de leur chambre la splendeur et la magie de la nuit enchantée, et à tisser de doux rêves d’avenir, de bonheur.

Dans les rues et les jardins, ils se promènent, paisibles et insouciants, et contemplent d’un œil rêveur le ciel et son royaume, et sourient tendrement à la lune, qui a enivré et envoûté leur cœur et leur âme.

Et là-bas la jeunesse est cachée dans les allées profondes, sur des bancs voilés d’ombre. [manque] Et ils confient à la lune, leur amie, le secret de leur amour. Sous son clair de lune leurs yeux brillent, une larme tombe du cœur de l’aimée sur l’épaule de l’aimé, sur son cou, car leur cœur déborde d’amour, et une larme de joie a perlé.

Ils voguent à présent sur les eaux, rêveurs et amoureux, de douces vagues les portent vers des mondes nouveaux, fruits de leurs songes, et chantent de mélodieuses chansons et jouent un air nostalgique. Dans les airs monte vers les cieux l’harmonie du chant et de la joie. C’est le chant de louange qu’offre l’humanité à sa majesté la reine de la nuit, en gratitude pour l’amour et le bonheur qu’elle a insufflés au monde.      

Tel était le visage de la nuit, cette féroce, cette brutale nuit de Pourim [fête qui commémore le salut des Juifs ayant échappés à l’anéantissement que leur promettaient les armées perses] 1944 au cours de laquelle eux, les assassins du monde, ayant tout préparé pour le carnage de ces jeunes vies palpitantes, dont le nombre atteignait cinq mille, ont apporté les Juifs tchèques comme offrande à leur dieu.

Ils s’étaient longuement préparés, avaient pris depuis des jours toutes leurs dispositions pour cette grande fête. Il semblait même que la lune et les étoiles, les cieux tous ensemble avaient fait un pacte avec le Diable et s’étaient parés de leurs plus beaux atouts pour que la fête «idéale» de ce jour soit riche et imposante.

Notre fête de Pourim, ils l’ont transformé en destruction de Tisha be-Av [destruction du Temple] !

On dirait qu’en ce monde il est un ciel bleu pour les nations et un autre exprès pour nous. Pour eux, le ciel et les étoiles scintillent de vie et de splendeur, et pour nous, pour nous Juifs, c’est le même ciel, bleu profond, paré de brillantes étoiles. Mais ces étoiles s’éteignent et tombent dans l’abîme profond.

Et la lune, il y en a sûrement deux. Une lune pour les nations, aimable et douce, qui sourit tendrement au monde et écoute son chant de bonheur et de félicité. Et une lune pour notre peuple. Une lune cruelle, brutale, qui assiste à tout, indifférente et glacée, et entend les lamentations et les cris des cœurs, des millions, qui se débattent avec elle, la mort qui vient sur eux. (…)

Le feu brûle haut et clair, en toute tranquillité, nul ne l’entrave, nul ne tend à l’éteindre. Il reçoit sans cesse de nouvelles victimes, innombrables, comme s’il était venu au monde à cette seule fin, l’antique peuple de martyrs.

Vaste monde libre, verras-tu un jour cette haute flamme ? Et toi, homme libre, si un soir là-bas tu t’arrêtes en ton lieu pour lever les yeux vers les cieux, vers leur bleu profond voilé au lointain de flammes – sache, homme libre, que c’est le feu de l’enfer, qui brûle sans cesse, consume sans cesse des êtres humains. Un jour ton cœur gelé se réchauffera peut-être à leur feu et fondra, et tes mains froides, tes mains glacées viendront ici éteindre ces flammes. Ton cœur sera peut-être ailé de courage et de bravoure, et tu changeras les victimes pour nourrir ce feu ; cet enfer, qu’il brûle ici à jamais, et que soient dévorés dans ses flammes ceux qui l’ont allumé.

 Zalmen Gradowski

 

 

      Des voix sous la cendre, Paris, Calmann-Lévy, 2005, pp. 129-130, 153

 

   

Publié dans drzz

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C
pour ceux que le sujet interesse :livre de Filip Mullertrois ans dans une chambre a gaz d auschwitzeditions pygmalionun des rares a avoir survécu
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L
http://lesfousdallah.spaces.live.com/Bonne continuation
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L
bienvenue au club
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